Le droit à la déconnexion des salariés

Par Emmanuel STENE, Avocat au Barreau de Paris / 19 Juillet 2017

La Loi du 8 août 2016, dite Loi El Khomri, dispose que les entreprises doivent mettre en œuvre les modalités du droit à la déconnexion des salariés.

La France devient ainsi le seul pays au monde à introduire le droit à la déconnexion dans sa législation sur le travail.

Le délice de la Loi, c’est qu’elle ne donne aucune définition du droit à la déconnexion.

Il revient donc à l’entreprise elle-même de définir les modalités du droit à la déconnexion « sur-mesure ».

Un droit souple, mais non pas, comme d’aucuns l’ont dit, un droit mou, car nous verrons que les sanctions existent et peuvent s’avérer très couteuses pour l’employeur mal accompagné dans l’instauration des mesures nécessaires.

Une obligation de plus mise à la charge des entreprises.

On peut dire de ce droit à la déconnexion qu’il est le droit pour un salarié de ne pas être en permanence joignable pour des motifs liés à l’exécution de son travail.

Il concerne tous les salariés, personnel d’encadrement et personnel de direction, même si l’on a tendance à penser aux salariés au forfait jour ou en télétravail pour lesquels les horaires de travail et de repos ne sont pas toujours clairement délimités.

Le bien-fondé de ce droit est porté par une obligation qui lui était préexistante mise à la charge de l’employeur, relative à la santé du salarié.

1- Quelles sont les entreprises concernées ?

Ce sont les entreprises de 11 salariés et plus dans lesquelles ont été désignés des délégués syndicaux pour l’ensemble de leurs salariés.

Ce sont les entreprises qui emploient un ou des salariés signataires d’une convention de forfait en jours sur l’année.

2- Qu’est-ce qui justifie la déconnexion ?

  • La Cour de cassation précurseur : après le travail, on ne travaille plus !

L’idée de déconnexion est plus ancienne que la loi de 2016, et c’est la Cour de cassation qui, mue comme à l’accoutumée par son esprit progressiste, a décidé, dans une décision du 2 octobre 2001, que le salarié n’est pas tenu d’accepter de travailler à son domicile, ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail.

En clair, « après le travail, on ne travaille plus ».

Hyper-digitalisation de la société

Mais, c’était sans compter sur la diffusion massive des smartphones ni sur la digitalisation de la société : une digitalisation intrusive qui risque de dégrader les conditions de travail.

Que ressent un salarié lorsqu’il reçoit un mail à 23h45 de son supérieur hiérarchique ?

La question se pose aussi de savoir la raison pour laquelle ce salarié a consulté sa messagerie si tard.

Par addiction au digital ?

Pour montrer à son chef qu’il travaille tard le soir, répondant ainsi à une tacite injonction à la performance ?

Sans vraiment s’en rendre compte, ce salarié entame la frontière entre vie professionnelle et vie privée qui peut l’entraîner vers une situation de burn-out.

Facteur de liberté pour les uns qui y voient souplesse et aménagement de leur emploi du temps, contrainte pour les autres qui la considèrent comme une source de stress, l’hyper-connexion impacte différemment selon les individus et selon les entreprises.

La tentation de l’employeur de rester connecter avec le personnel en continu

Il semble que la proximité avec la direction d’une entreprise renforce le sentiment d’urgence et donc de stress ; aussi, il n’y aura pas de réflexion sur le droit à la déconnexion sans l’exemplarité venue de la direction.

En clair : l’employeur doit donc montrer l’exemple de façon à ce que le personnel encadrant ne reproduise pas ce qu’il fait.

Il a donc fallu penser à créer une espèce de zone blanche dans la vie du salarié, d’où l’idée d’instituer un temps de déconnexion.

L’Acte fondateur : l’accord national du 19 juin 2013

L’Acte fondateur consacrant ce temps de déconnexion est l’Accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 dont le 2ème paragraphe est rédigé comme suit :

« Il apparaît que la performance d’une entreprise repose à la fois sur des relations collectives constructives et sur une réelle attention portée aux salariés en tant que personnes ».

Il n’est pas courant de voir un accord interprofessionnel qui mêle dans la même phrase le souci de la performance de l’entreprise et celui de la personne du salarié.

L’article 17 de cet accord pose le principe de la promotion d’une gestion intelligente des technologies de l’information et de la communication au service de la compétitivité des entreprises, respectueuse de la vie privée des salariés.

Ainsi, en 2013, la relation directe déconnexion-santé n’était pas encore formulée ; la déconnexion des salariés a pour objectif d’assurer aux salariés le respect de leur temps de repos et congé ainsi que de la vie personnelle et familiale.

L’obligation de protéger la santé physique et mentale du salarié

Pourtant, le lien est évident au visa de l’article L 4121-1 du Code du travail.

Ces deux articles imposent à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

La santé des travailleurs n’est pas seulement assurée par l’employeur, mais par tout autre collègue ; en effet, l’article L 4122-1 du Code du travail dispose qu’il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou par ses omissions au travail.

Voilà qui est clair : le droit à la déconnexion se justifie par l’obligation de préserver la santé physique et mentale du salarié.

L’employeur a le devoir de protéger la santé physique et mentale des salariés et le droit à la déconnexion fait partie de cette protection.

3- Que doit faire l’employeur pour se conformer à la loi ?

Il est aisé de comprendre que si l’employeur ne se conforme pas à la loi en matière de droit à la déconnexion des salariés, toute atteinte physique ou mentale d’un salarié qui serait en relation avec une surcharge de travail provoquée par des mails reçus le soir ou en WE avec la tacite obligation de devoir y répondre par retour, sera imputée à l’employeur, cela même si l’abus est provoqué par un collègue de travail puisque que même dans ce cas la responsabilité de l’employeur n’est pas écartée (article L 4122-1 in fine du CT).

Pour se conformer à la loi, l’employeur est tenu de négocier.

Il n’est toutefois pas tenu d’aboutir à un accord, mais il est dans l’obligation de négocier, quoique le Juge finira par poser la question de savoir si l’employeur a déployé tous les moyens de parvenir à un accord.

Précisons que la négociation doit être organisée une fois par an.

a) Le droit à la déconnexion doit être mise en œuvre par un accord collectif

Une négociation doit ainsi intervenir entre l’employeur et les partenaires sociaux et qui porte sur la mise en œuvre du droit à la déconnexion.

A défaut d’accord sur les solutions à apporter, l’employeur doit établir une Charte.

b) A défaut d’accord collectif, le droit à la déconnexion doit être organisé dans le cadre d’une « Charte ».

Dans l’hypothèse où les négociations avec les partenaires n’ont pas abouties, l’employeur doit alors envisagé le droit à la déconnexion seul, de façon unilatérale, en établissant une Charte

  • La Charte deviendra une annexe du Règlement intérieur

La Charte s’appliquera alors dans l’entreprise, après avis du Comité d’entreprise ou, à défaut de Comité d’entreprise, des délégués du personnel.

Notons que la Charte est considérée comme une modification du règlement intérieur de l’entreprise, qui doit obligatoirement élaboré dans les entreprises ou établissements employant au moins 20 salariés.

Elle sera donc soumise à un contrôle de l’inspection du travail, comme le serait une annexe du règlement intérieur.

Une bonne Charte ne se contentera pas d’affirmer le droit à la déconnexion, mais devra garantir ce droit par des mesures concrètes et contraignantes diverses et variées.

Il n’existe pas de mesures miracles et la loi ne dit pas comment l’employeur doit faire, et le laisse livré à lui-même face à cette nouvelle obligation.

  • Se faire accompagner par un avocat

L’employeur doit ainsi construire les mesures, et il lui est conseillé de se faire accompagner par l’avocat pour envisager une Charte prévenant au mieux les risques contentieux.

Le recours à une société de conseil RH ne sera pas suffisant car la sincérité de la démarche de l’employeur passe par un décloisonnement des services pour inclure les opérationnels à la réflexion mais aussi les services informatiques, le service de santé.

En effet, en cas de contentieux, c’est la Charte élaborée par l’employeur qui sera en ligne de mire et soumise à un contrôle juridictionnel du Conseil de Prud’hommes en cas de litige relatif à son application.

Qu’il s’agisse d’un accord collectif ou d’une Charte, le contenu des mesures relatives aux modalités d’exercice du droit à la déconnexion relève de la protection de la santé au travail et sont disciplinairement applicables, c’est-à-dire dont l’obligation de s’y conformer relèvera du pouvoir de direction et d’éventuelles sanctions de la part de l’employeur.

4) Comment mettre en œuvre le droit à la déconnexion ?

L’accord interprofessionnel du 19 juin 2013, évoqué supra, offre quatre volets de réflexion :

  • Etablir un diagnostic préalable (article 14 de l’accord)
  • Définir des indicateurs spécifiques à l’entreprise (article 15)
  • Accompagner les équipes de direction et de management (article 16)
  • Promouvoir une gestion intelligente des technologies de l’information t de la communication au service de la compétitivité des entreprises, respectueuse de la vie privée des salariés (article 17 déjà mentionné supra).

L’employeur gagnerait à évoquer les deux premiers volets par le support du rapport commandé à un Cabinet spécialisé externe.

Le troisième volet pose la question de la formation des salariés à la déconnexion.

Le quatrième volet constitue en quelque sorte la synthèse du travail et les solutions envisagées, c’est-à-dire le contenu de l’accord ou de la Charte qui devra décliner :

  • Les conditions dans lesquelles les temps de repos obligatoires (repos quotidien, repos hebdomadaire) sont respectées. Ce qui est plus complexe qu’on ne s’imagine car :
  • Il n’existe pas de définition légale du temps de repos. On va dire que le temps de repos correspond à toute période qui n’est pas du temps de travail.
  • La Cour de cassation a rappelé que la charge de la preuve du respect de ces temps de repos repose sur l’employeur (Cass. Soc. 20 février 2013, n° 11-21599) ;
  • L’absence d’accord collectif ou de Charte sera vraisemblablement un élément à charge dans le contexte d’une charge de la preuve du respect des temps de repos obligatoires pesant sur l’employeur.
  • En matière de convention de forfait en jours, l’absence de clause contractuelle et en l’absence de Charte, peut aboutir à rendre nulle ou à priver d’effet la convention de forfait en jours.
  • Le respect de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et familiale qui varie en fonction du profil de chaque salarié.
  • Le rappel de la distinction entre le travail commandé par l’employeur qui est considéré comme un temps de travail effectif accompli à sa demande, et le temps qui serait normalement du temps travaillé mais qui ne l’est pas sans réelle demande de l’employeur, ou encore imposé par la nature ou la quantité de travail demandé : l’exemple du rapport demandé le vendredi 19h pour le lundi matin 8h tout en déclarant ne pas commander d’heures de travail en sus est réglé par la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère dans ce cas les heures accomplies comme des heures de travail effectif supplémentaire (Cass. Soc., 19 avril 2000, n° 98-41071).
  • Le suivi et le contrôle.

5) Retours d’expérience

On peut répertorier trois sortes d’approches qui sont mentionnées ci-dessous à titre d’exemples.

–   Approches usuelles :

  • Blocage des serveurs
  • Envoi différé des emails
  • Restriction des solutions mobiles

–  Approches par la régulation des bonnes pratiques de travail :

  • Evolution de l’accord sur le temps de travail en lien avec l’activité
  • Dispositifs d’alerte (détection des situations à risque), notamment : Mise en place d’un système d’alerte pour les « mailers compulsifs » repérés comme tels lorsque ceux-ci continuent de se connecter en dehors de leur temps de travail et qu’on se rend compte qu’ils ne respectent pas leur propre temps de repos.
  • Charge de travail
  • Réflexion sur la question relative au temps de repos

–  Approche par l’évolution des comportements :

  • Messages d’absence
  • Exemplarité de la direction managériale
  • Formation et sensibilisation : Organisation d’actions de formation et de sensibilisation des salariés mais aussi des personnels d’encadrement à un usage raisonnable des outils numériques (avec modules animés par exemple par un médecin, par un avocat) car l’exemplarité managériale est fondamentale pour introduire une nouvelle culture comportementale au sein de l’entreprise.
  • Signature de type : « mes mails que je pourrais envoyer en dehors des horaires de travail ne requièrent pas de réponse immédiate » – Attention : ces messages peuvent ne pas être considérées comme une pratique acceptable si la programmation de cette faculté n’est en réalité pas loyale et vise uniquement à couvrir la responsabilité de l’employeur sans traiter au fond une situation connue et régulière.
  • Chasse aux « répondre à tous »
  • Interdiction d’utiliser des appareils électroniques en réunion en vue de faciliter la concentration
  • Rappel que l’usage de la messagerie ne peut se substituer au dialogue et aux échanges physiques ou oraux qui contribuent au lien social et qui préviennent de l’isolement
  • Il peut aussi être envisagé d’associer le service de santé au travail pour informer le salarié sur les risques éventuels auxquels l’exposent son poste de travail et de le sensibiliser sur les moyens de prévention à mettre en œuvre.
  • Mise en place d’entretiens sur ces questions entre un salarié et une personne de l’entreprise afin de veiller au bon exercice du droit à la déconnexion, couplé ou non avec les entretiens légalement prévus en matière de télétravail ou de forfait en jours, ou encore avec un entretien annuel d’évaluation.

6) Sanctions et risque contentieux

Le fait pour l’employeur de ne pas négocier est constitutif du délit d’entrave pour l’employeur et la sanction prévoit un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende (article L 2242-8 du Code du travail).

En cas de carence de l’employeur à engager des négociations et si aucun accord d’entreprise ne fixe un objet et une périodicité spécifique, le Président du Tribunal de Grande Instance peut être saisi, par la voie des Référés, par un Syndicat pour imposer judiciairement cette contrainte, sous astreinte.

Aucune sanction n’est prévue dans le cas où l’employeur a négocié sans aboutir à un accord collectif, tout en ayant choisi de ne pas élaborer de Charte.

a) Sanctions du non-respect du temps de repos

Rappelons qu’à défaut de mettre en place des modalités d’exercice du droit à la déconnexion, l’employeur risque des poursuites judiciaires pour rappels de salaire pour heures supplémentaires non payées, puisque il sera aisé pour un salarié de collecter l’ensemble des mails et sms reçus, et à des dommages-intérêts liés au préjudice qui serait en rapport avec l’état de santé (dépression, burn-out, harcèlement, etc.).

Rappelons également que le non-respect du repos quotidien est assorti d’une amende de 750 euros par infraction (article R 3135-1 du Code du travail), celui du repos hebdomadaire d’une amende de 1 500 euros par infraction (article R 3135-2 du Code du travail).

Rappelons en outre le risque de qualification de travail dissimulé.

b) Le risque contentieux est réel

Il existe un risque d’estimer que les e-mails, les SMS peuvent servir de preuves pour des heures supplémentaires non payées, non-respect du repos, harcèlement moral, puis un jour viendra où l’on parlera de harcèlement numérique.

L’employeur doit ainsi veiller à ce que les salariés ne communiquent pas à titre professionnel pendant les temps de congés et on retiendra que l’article D 3141-1 du Code du travail dispose que l’employeur qui emploie pendant la période fixée pour son congé légal un salarié à un travail rémunéré, même en dehors de l’entreprise, est considéré comme ne donnant pas de congé légal.

Les risques psycho-sociaux sont réels, et le Conseil de Prud’hommes pourra reprocher à l’employeur de ne pas avoir ouvert la négociation sur ce droit à la déconnexion, ou de ne pas s’être donné tous les moyens, en cas d’absence d’accord avec les partenaires sociaux, de parvenir à un accord.

En effet, les juges apprécient désormais l’ensemble des démarches engagées par l’employeur pour prévenir les risques psycho-sociaux.

Et s’assurer d’une utilisation raisonnable de l’outil informatique, permettant la conciliation de la vie familiale et professionnelle du salarié, fait partie de ces démarches.

Enfin, il existe un risque de saisine du Conseil de Prud’hommes en résolution judiciaire du contrat de travail pour exécution déloyale du contrat.

7) Vers une obligation de déconnexion du salarié ?

L’employeur qui fixe des règles ou applique celles d’un accord collectif est fondé dans l’exercice de son pouvoir de direction à prendre toute sanction contre ceux qui ne les respecteraient pas qu’il s’agisse d’un salarié en ce qui le concerne lui-même, ou d’un membre du personnel d’encadrement concernant les salariés qu’il encadre.

A cet égard, l’employeur serait bien inspiré à rappeler ce pouvoir disciplinaire dans l’accord collectif ou dans la Charte.

Le risque de glissement existe d’une responsabilité consacrée par la loi qui incombe à l’entreprise vers une responsabilité qui pèse sur le salarié en lui imposant progressivement un devoir de déconnexion.

En effet, le Conseil de Prud’hommes pourrait adhérer à l’argumentation de l’employeur reprochant au salarié de ne pas avoir su ou voulu se déconnecter lui-même alors que l’entreprise a mis en place des mesures.